Alfred CHANVIN sculpteur d'animaux pour manéges, à Seignelay
1945, commentaire de Monsieur Bidat en visite à Seignelay
Air France
Centre Marigny
Délicieux vieil homme
Le Maire nous emmena à l'autre bout du village où un délicieux vieil homme nous reçut sur la porte du plus ravissant atelier que nous ayons jamais vu.
Une grande pièce profonde ouvrant sur le jardin par une grande verrière, de grandes tables, et sur les murs des étagères chargées d'une foule d'outils variés bien rangés par catégorie et d'une surprenante propreté ; tout cela était propre comme si le matin même on les avait astiqués pour les envoyer à quelque exposition modèle. Tous ces burins, toutes ces gouges, tous ces ciseaux brillaient doucement dans les coins d'ombre. Mais le plus admirable, n'était pas cet acier aux reflets de vieille argenterie, mais le bois des outils leurs manches - Nous savions que l'outil qui a beaucoup servi a droit à quelques égards mais jamais nous n'en avions vu pareillement ennoblis par tout ce qu'une vie entière de travail leur avait communiqué, les poignées, les cadres des scies, les blocs des longues varlopes, les mains du vieil homme leur avaient donné le poli du vieil ivoire et ce ton de vieil armagnac si émouvant. Cet atelier, nous sentions que l'artisan en était fier et que là il avait accumulé tous ses trésors et il nous fit bien comprendre les faveurs qu'il nous faisait en nous y recevant. Cet atelier avec ses étagères d'outils brillants encadrant sur le mur un vieux baromètre en bois doré, des écheveaux de raphia et les photos naïvement encadrées de chevaux, des ânes, des cochons de bois qui étaient nés là, nous semblait plus beau que n'avaient dû l'être les salons du Grand Colbert.
Et le bonhomme ? demanderez-vous. Eh bien, lui aussi été magnifique, un petit vieux tout droit et alerte; il aura 80 ans dans deux mois - un œil pointu et brillant comme une de ses vrilles d'acier, mais surtout d'une gaieté d'enfant qui va faire une farce; oui ce petit homme est gai. Il fallait voir son sourire et le pétillement de ses petits yeux derrière ses lunettes de fil de fer. Quand il vous montrait ses cochons de bois, qu'il vous montrait le sourire du cochon, l'œil du cochon, la queue du cochon pleine d'impertinence, et en effet ces cochons rigolaient, il avait l'œil paillard et le bout rose de leur langue semblait humide encore du lait qu'ils venaient de dérober; follement amusant aussi le récit de ses difficultés à faire rire les vaches de bois. On sentait que cette impuissance à faire rigoler les vaches avait été un des grands soucis de son existence jusqu'au jour où il avait trouvé une photo de journal sur laquelle des vaches riaient largement et il nous raconte en riant comme un enfant l'histoire de ces vaches.
Elles venaient du Tyrol et la privation de leurs montagnes les faisaient mourir de tristesse, aussi leur maître navré avait rassemblé dans l'étable un petit orchestre et les sensibles vaches germaniques réconciliées avec l'existence par les violons et l'accordéon s'étaient mises à rire largement, de ce rire qu'un photographe avait immortalisé et qu'avait délivré notre artiste de ce tourment qui l'empêchait de dormir.
Lui aussi rigolait en nous racontant ces folies, curieuse vie que la sienne passé à nous faire rire des animaux de bois et riant certainement lui aussi lorsque nous le félicitions sur la beauté d'un grand poisson à queue élégamment torsadée, fixé au mur; il nous disait qu'il n'aimait pas ce poisson grimaçant comme une gargouille de cathédrale; il était pourtant très bien ce poisson, mais son genre grimaçant lui faisait un peu peur et il préférait ses cochons malicieux et ses vaches joviales; il nous permit d'emporter le grand poisson; jamais il ne se serait séparé d'un cochon dont le sourire lui aurait manqué.
Il a fallu quitter le domaine du vieil artiste qui ne consent pas à être appelé de ce nom, il se dit simplement menuisier … Que de belles choses pourtant il a produit, de quoi faire rêver plusieurs générations de ces enfants qui se pressaient à la porte de l'atelier comme à la frontière d'un royaume merveilleux où gambaderaient des animaux souriants, où des chevaux impétueux traîneraient des carrosses étincelants de verroteries multicolores. Mais le roi du pays ne leur permettait pas d'entrer parce qu'il ne voulait pas qu'il surprenne le fou rire qui s'emparait de lui lorsqu'un gros bloc de bois devenait un cochon souriant.
Nous l'avons quitté, nous revenions d'un monde très lointain, d'un monde fabuleux que seuls les enfants connaissent. Et pourtant devant la porte du royaume les camions de guerre américains dévalaient la route en pente comme le tonnerre.
Tournez le dos au village et redescendez lentement la grande ligne droite bordée de platanes en pensant à tous ces vestiges du passé dont le vieil artisan nous paraissait une des reliques la plus émouvante, vous arrivez au bord du Serein.
Bidat
Air France 16, avenue Georges V (VIIe)
Son atelier, en 1978 (1)
Son atelier, esquisses d'animaux (2)
Réalisation pour carrousel
Vache en bois (voir esquisse photo atelier 2, ci-dessus)
Carrousel comportant des objets réalisés par Mr A. CHANVIN
Pour information:
de nombreux objets (outils, réalisations sont exposés au musée de Laduz)